Un roman qui me tentait depuis un moment, que j'ai lu entièrement au boulot sur plusieurs jours, étant quand même assez épais. Je n'avais pas lu de titres aux Editions de l'Observatoire depuis longtemps, et j'avais donc hâte de lire celui-ci avec une couverture que je trouve incroyable. Je n'avais jamais entendu parler de Etaf Rum, une autrice palestinienne installée aux Etats-Unis, mais cette couverture m'a largement convaincue de l'ouvrir et qu'est ce que je ne regrette pas! Contrairement à son homologue de la même maison d'édition que j'ai lu en parallèle.
Etant bien dans ma vibe des lectures orientales et maghrébines en ce moment, j'avais particulièrement envie de lire un roman sur une femme palestinienne, étant bien d'actualité, et étant un sujet qui m'intéresse. Ce roman ne se déroule pas en Palestine mais intégralement aux Etats-Unis, terre d'exil des parents de notre protagonistes: Yara. Yara a toujours vécu aux Etats-Unis, a connu la Palestine enfant, où elle se rendait avec ses parents pour voir sa grand-mère Teta, une femme qui lisait dans le marc de café, qui avait annoncé à sa petite fille qu'elle était victime d'une malédiction. Les parents de Yara se sont en effet mariés aux Etats-Unis, vivaient à Brooklyn après avoir fui leurs terres, où il était difficile de continuer de vivre. Mama, la mère de Yara était une femme assez froide et peu aimante, élevant comme elle le pouvait six enfants, Yara était l'ainée, suivie de cinq frères, Baba son mari faisant tourner la maisonnée en rentrant tard et étant violent avec sa femme.
A son tour, Yara se marie, âgée de 20 ans, quelques mois plus tard elle est enceinte et neuf ans plus tard, au moment du début du récit, elle a quasiment 30 ans, deux filles, et célèbre bientôt son dixième anniversaire de mariage avec Fadi un homme chef d'entreprise travaillant beaucoup. Avant le mariage, elle ne l'a rencontré que deux fois, tombant sous le charme de son attitude ouverte et sympathique, n'étant pas fermé à l'idée que Yara continue ses études, ce qu'elle fera tout en élevant ses filles, voulant être indépendante et travailler. Elle ne veut surtout pas se retrouver comme sa mère, dépendante d'un mari violent, n'ayant guère d'autre choix que de rester pour survivre.
Yara élève donc ses filles quasiment seule, son mari étant très occupé pour participer, travaille dans une université, dans la ville de Caroline du Nord où ils sont installés. Elle alimente les réseaux sociaux de l'université, du site, de la photographie, ainsi que donnant un cours d'introduction à l'art, mais souhaitant avoir plus de classes. Malheureusement ce n'est pas le cas, et elle doit se contenter de cela bien que très frustrée de ne pas pouvoir mettre à profit sa passion et sa connaissance de l'art. Elle travaille jusqu'aux environs de 15H30 chaque jour, mettant un point d'honneur à récupérer ses filles après l'école. C'est l'accord tacite créé entre elle et son mari. D'accord pour travailler et pour subvenir un peu financièrement au ménage, mais en contrepartie, Yara doit s'occuper des filles et de la maison.
On se rend très vite compte, dès les premières pages du récit qui m'ont fortement énervée, que l'héritage culturel de la femme au foyer à la maison s'occupant de toutes les taches à la vie dure, dans cette famille palestinienne. La mère de Fadi, Nadia, n'hésite pas à dire ce qu'elle pense à sa belle-fille, qu'elle devrait arrêter de travailler pour être plus disponible pour sa famille, gage d'une bonne épouse et d'une bonne mère. Elle lui reproche la qualité de sa nourriture, sa maison pas si propre, son laisser-aller vestimentaire, devant être belle pour son mari. Un vrai tyran qui s'immisce dans la vie de son fils sans pression. La belle-mère et le beau-père venant en effet diner chez eux quasiment chaque dimanche...
J'ai eu un profond respect pour Yara et de la peine aussi, faisant toujours de son mieux sur tous les fronts, mais étant sans cesse critiquée. La difficulté d'être palestinienne aux Etats-Unis, deux cultures la tiraillant, souhaitant mieux pour elle que la vie de sa mère, bloquée dans les carcans imposés aux "arabes" , femme surtout, entre les remarques de sa famille et sa belle-famille. Yara ayant toujours été à se sacrifier pour sa famille au profit de ses frères, voyant des scènes de violence de son père sur sa mère, cette dernière regrettant que sa propre fille soit née... Des souvenirs comme ça, permettent d'en savoir plus sur le passé de notre héroïne qui est loin d'être gai, et plein de violence.
La routine de Yara continue donc, s'occuper des filles le matin, les amener à l'école, aller au travail en dispensant ses cours puis se mettre derrière la caméra pour capturer de beaux moments à partager, récupérer ses filles à l'école, s'occuper d'elles et de la maison, attendant une heure avancée de la soirée pour manger avec son mari dans leur lit devant la télé. Chaque soir le même rituel, qui convient bien à son mari fatigué, satisfait des effluves émanant de la cuisine, et de retrouver sa chère épouse l'attendant pour se doucher et manger avec lui. Un homme qui fait tout pour ne surtout pas ressembler à son père avec lequel il n'est pas proche, mais finalement finissant par lui ressembler...
Yara se rend compte qu'elle est mal, remettant en question sa vie, sa place de femme, son couple, se sentant souvent oppressée, agressée et pas heureuse dans cette existence qui l'étouffe. Elle souhaiterait participer à un voyage scolaire en Europe mais il n'en n'est pas question, qui s'occuperait des filles? La discussion avec Fadi est stérile, ne voulant rien changer à sa vie, ne comprenant pas sa femme. Leurs discussions tournent en ronde, Fadi ne l'écoute pas, ne fait rien pour l'aider, ne partageant plus rien entre eux. Lui n'aspirant qu'à manger son houmous dans son lit devant une stupide émission de télé. Un couple encore jeune mais en ménage depuis longtemps, bloqué dans une double culture et les qu'en dira t-on. En effet entre Nadia, Baba et Fadi, le fameux " mais qu'est ce que diront les gens" revient souvent, comme si vivre pour les autres était le plus important.
Yara est évincée de ses cours, ne pouvant plus en donner, se contentant donc d'alimenter les réseaux ce qui ne l'occupe plus guère. Tiraillée entre son envie de partager des photos de vie sur son propre compte Instagram, mais réalisant que ça ne reflète pas le réalité. Un soi-disant bonheur qu'elle ne ressent pas.
Un jour suite à une altercation avec une collègue qu'elle traite de raciste, son attitude envers Yara étant effectivement peu ouverte et pleine d'à-prioris, Yara doit suivre des séances avec William, psy de l'établissement. Dans la culture "arabe" on ne se fait pas aider, chacun se débrouille, il lui est donc difficile d'y aller et d'accepter qu'elle a besoin d'aide. Elle repense à la malédiction que sa grand-mère lui a transmise, elle pense à ses parents, à la Palestine où elle se rendait en bus, interdiction d'atterrir directement dans ce pays en proie à des conflits religieux et politiques. Une terre qui leur a été arrachée, sentiment qu'elle gardera même aux Etats-Unis. Elle se confie peu à peu, rencontre Silas, un prof qui suit comme Yara des séances, pour obtenir la garde partagée de sa fille suite à son divorce, tous deux se rapprochant peu à peu, Yara se sentant mal d'être proche d'un homme n'étant pas son mari.
Elle tient au courant Fadi de l'avancée de sa thérapie, celui-ci ravi que sa femme, qu'il considère comme ayant un problème, veuille aller mieux n'arrivant pas à la comprendre. Leur dialogue de sourds persiste, Fadi ne faisant aucun effort pour partager autre chose que ce quotidien de vieux dans lequel ils se sont installés. A chaque tentative de Yara, nouvelle coupe de cheveux, nouvelle décision, c'est une remarque assez acerbe qu'elle se prend. Lui qui paraissait plus ouvert que sa famille ne l'est pas tant que ça. Yara renouant alors avec sa passion de la peinture, l'aidant à appréhender son monde, à se calmer en évacuant ses pensées sur la toile. Son quotidien se transforme alors, elle devient plus enjouée, plus reposée, tout en consignant ses pensées dans un carnet pour évacuer.
Quelques petites choses changent peu à peu, même s'il est difficile de radicalement changer entourée d'un passé et d'une culture aussi forts. Certains moments sont un peu répétitifs de par leurs discussions qui n'avancent pas. Heureusement Yara se prend en main et casse les codes de sa culture en allant chez la psy, et même prenant une décision radicale rare dans la culture arabe.
Un roman fort sur la vie d'une femme ballottée entre deux cultures, sujette à tout un tas de diktats et de carcans qui l'enferment, l'empêchant de pleinement s'épanouir et être libre, accepte de remuer le passé douloureux pour aller mieux et enfin embrasser qui elle est vraiment. Une figure forte, une femme de son temps, avec le point de vue d'une immigrée devant se faire au pays dans lequel elle se trouve tout en gardant ses racines, tâchant de ne pas reproduite le schéma familial, d'être libre, heureuse et indépendante. Un livre que j'ai adoré, que vous lirez d'une traite.
"Mauvais œil" de Etaf Rum, 23€
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